21/12/2023 | Antoine Danhier
Vincent Grégoire : "Il n'est jamais trop tard pour effectuer des collectages"
© Vincent Grégoire
À côté de ses casquettes d'enseignant et de musicien baroque et de jazz, Vincent Grégoire se passionne depuis de nombreuses années pour la musique traditionnelle ardennaise. Il est l'auteur de nombreux collectages effectués tout récemment, dans les années 2010, qu'il a décidé de mettre à la disposition de tous sur le site de Melchior. Portrait d'un homme convaincu de la nécessité de prolonger aujourd'hui encore cette démarche de sauvegarde, toujours inaccomplie.
[Article publié sur l'ancienne plateforme Melchior le 19/5/2022]
"Quand j’ai commencé, on m’a dit « il ne doit plus y avoir grand-chose comme collectage ». C’est toujours ce qu’on dit « il n’y a pas grand-chose », mais les gens ne se rendent pas compte. Je suis certain qu’il y a encore beaucoup de collectages à faire. Certaines personnes étaient jeunes, mais connaissaient une vingtaine de chansons très anciennes de leurs parents par bouche à oreille, tradition orale"
Vincent Grégoire a commencé à récolter et enregistrer des musiques et
des chansons en 2009. On lui doit à ce jour une centaine de collectages
en français et en wallon, parmi lesquels on peut mentionner
l'enregistrement du très intéressant M. Backus de Sart-Lierneux. Cela
peut sembler anachronique ou très tardif, quand on sait que la plupart
des collectages ont eu lieu dans la foulée de la période du Revival et
du succès du folk américain (avec notamment Marc Malempré et Françoise Lempereur), dans les années 1970-1980, et qu'il y avait déjà à l'époque quelques précurseurs, comme Roger Pinon, dans les années 1950. Mais Vincent Grégoire est convaincu qu'on est loin d'avoir fait le tour de la question.
Une carrière multiforme
Diplômé du Conservatoire de Liège, Vincent Grégoire est chanteur professionnel, enseignant et chef de chœur, spécialisé dans la musique ancienne, mais aussi actif dans d'autres répertoires comme le jazz. Il le confesse lui-même, sa carrière musicale variée doit quelque chose à son intérêt précoce pour la musique traditionnelle. "J'allais déjà à des bals folks quand j'étais adolescent, dans les années 1980. La musique traditionnelle m'a toujours passionné". Il envisage même, étant jeune, de commencer la cornemuse, mais, faute d'instrument, c'est finalement vers le chant qu'il s'oriente, en perdant un peu de vue ce répertoire.
C'est lors d'un séjour à Séville, en Espagne, que la musique traditionnelle se rappelle à lui : "Il
y avait une séance de flamenco, leur musique traditionnelle à eux, et
on m’a dit « maintenant, chante-nous une chanson de ton pays », et moi,
je me suis rendu compte que je connaissais seulement la P’tite Gayole.
C’était dans les années 1990. Cela m’a trotté dans la tête." Une
prise de conscience qui fait naître en lui une envie de découverte et de
sauvegarde des airs populaires de sa région, qui continuent à se
transmettre dans les familles. "Je suis Stavelotain, des Ardennes,
et je me suis dit « c’est important, il faudrait enregistrer ces
personnes ». J’ai commencé à enregistrer ces gens. Je me suis intéressé à
l’histoire de la musique traditionnelle en Wallonie. J’ai lu pas mal de
choses, j’ai rencontré Françoise Lempereur, j’ai fait des recherches au
Musée de la Vie Wallonne, j’ai constaté que beaucoup de choses avaient
été perdues. J’ai pris mon micro et j’ai commencé à parcourir la région."
Chanson "Voléz-ve savou" (Danse des moissons), par M. Backus, filmée en 2010 par Vincent Grégoire.
Le trésor est parfois dans son jardin
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, il n'est pas toujours nécessaire de remuer ciel et terre pour mettre au jour une pépite oubliée. Elles sont moins rares qu'on le pense et dorment parfois juste sous nos yeux. "Le premier collectage que j’ai fait, c’est auprès de ma fille, qui revient de la cour de récré. Elle chante « Guillaume, le méchant homme qui a tué 3 millions d’hommes ; sa femme, la Béatrice, qui est la reine des saucisses ». En fait, cette chanson nous parle de Guillaume II, ce qui remonte à la Première Guerre mondiale. Cela dit, elle mentionne également « elle mange des peaux d’oranges » : il s'agit peut-être même de Guillaume d’Orange, auquel cas cela remonterait à 1830. Bref, cela se transmet depuis au moins un siècle dans les cours de récré." Le collectage est avant tout une démarche d'ouverture à ce répertoire endormi, au quotidien et là où l'on se trouve. "Cela existe toujours. Dans presque chaque famille, il y a une chanson de famille qu’on se transmet. Il n’est jamais trop tard pour effectuer des collectages. Quand je vais chez mes parents, je prends l’enregistreur, il y a souvent des anecdotes de famille."
Comme un clin d'œil facétieux du destin annonçant ses futurs
collectages, Vincent Grégoire a connu très jeune Élisabeth Melchior
(accordéoniste diatonique ardennaise au très large répertoire) dans un tout autre contexte que la musique, qui témoigne de son appartenance à cette région. "Une
fois, quand j’étais adolescent, je suis allé manger chez Elisabeth
Melchior. Un ami habitait chez elle, mais je ne savais pas alors qu’elle
chantait, c’était une petite dame qui roulait ses cigarettes. Je ne
savais pas alors que j’interpréterais plusieurs de ses chansons quelques
années plus tard dans mon album".
Rencontres et projets
Par la suite, dans la foulée de ses enregistrements, il fait de nombreuses rencontres marquantes. Louis Spagna, "un accordéoniste et pédagogue exceptionnel avec une connaissance incroyable du répertoire traditionnel", qui l'inspire beaucoup. René Hausmann, que l'on connaît surtout comme auteur et dessinateur de bande dessinée (Le Bestiaire),
mais qui était également très impliqué dans la musique traditionnelle
et qui jouait de plusieurs instruments dont la cornemuse. Et bien sûr
Françoise Lempereur, ethnologue et journaliste patrimoniale à l'origine
de nombreux collectages incontournables. Celle-ci déplorait la perte des
chansonniers d'Élisabeth Melchior et de Philomène Gehlen. S'il ne
parvient pas à mettre la main sur le premier, Vincent Grégoire finit par
localiser le second (et une précieuse vidéo d'archive) en retrouvant
les descendants de Philomène Gehlen, qui ne portaient plus le même nom.
Les rencontres et les collectages conduisent Vincent Grégoire à multiplier les découvertes. "Quand
j’ai eu beaucoup de matériel, dont des perles, je me suis dit qu'il
serait intéressant de les chanter moi-même, donc on les a arrangées avec
Jowan Merckx, le leader de l'ensemble Amorroma, qui a été emballé par
le projet". Un travail qui se concrétise par la parution d'un album en 2013 au label Homerecords, Chants d'amour et de mort en Wallonie,
suivi de quelques concerts. Il connaît une critique internationale
dithyrambique et un grand succès en Flandre, mais un accueil plus mitigé
en Wallonie, sans doute "parce que la musique traditionnelle n'intéresse pas grand monde en Wallonie", regrette Vincent Grégoire.
Vincent Grégoire (à gauche) et l'ensemble Amorroma, dans le cadre des concerts consécutifs à la parution de l'album "Chants d'amour et de mort en Wallonie" (2013). © Vincent Grégoire
Bientôt une publication ?
Aujourd'hui, ses collectages tendent à se raréfier : "je continue à prêter l’oreille mais j’ai un peu épuisé le réseau". Son activité de musicien accapare beaucoup de son temps, mais il n'oublie le répertoire traditionnel. Sur le plan pédagogique, il propose des thèmes en rapport avec le sujet, comme "Chanson de chez vous". À plus long terme, il entrevoit la possibilité d'une publication en bonne et due forme. "J’ai le projet en réserve de publier un livre sur les chansons de Wallonie, j’ai pas mal de choses dans les tiroirs. Je suis aussi un chineur, je fais les brocantes et, un jour, ce serait bien qu’il y ait un rassemblement de tous ces documents. Peut-être aussi sous forme de partitions."
En attendant, il se réjouit de la mise en place de la plateforme Melchior, pour améliorer et systématiser l'accès à ce patrimoine musical. "Cela fait déjà des années que l’on pense à ça à plusieurs. Il y a quelques années, on avait fait une réunion chez moi avec Aurélie Giet et Marinette Bonnert, parce que je voulais faire ce que vous faites : mettre des collectages en ligne. J’étais allé visiter la Maison de la parole dans le Morvan, où quelqu’un s’occupe de ça pour le Morvan, voire toute la Bourgogne. On avait cette idée de mise en ligne, mais on ne l’a pas fait, car c’est un travail de fou, je vous remercie de le faire à notre place. C’est une super initiative qui existe en France dans plein de régions, mais qui manquait en Wallonie. C’est bien qu’on commence à y accorder de l’importance. On l’a beaucoup négligé, on a perdu beaucoup de bandes sonores."