29/11/2023 | Antoine Danhier
"Jeux chantés", réintroduire les chants traditionnels dans les cours de récréation
Lancé en septembre 2019, "Jeux chantés" est un projet de recherche de l'Imep porté par Catherine Debu et Hélène Stuyckens. Il consiste à réintroduire dans des écoles d'anciens chants de cours de récréation, traditionnellement accompagnés de danses ou de divers jeux de mains, de balle, de marelle ou de corde à sauter. En plus de permettre la redécouverte de ce patrimoine oublié, cette démarche offre de nombreux débouchés dans le domaine de la recherche pédagogique et aboutit à la création d'outils favorisant l'éveil, la coordination et le développement psychomoteur des jeunes enfants.
[Article publié sur l'ancienne plateforme Melchior le 10/6/2022]
Nous sommes en 2019. Le projet Melchior va bon train en coulisse, mais il n'a pas encore été concrétisé par l'ouverture de la plateforme en ligne permettant à tous un accès contextualisé aux archives et aux collectages. Il a néanmoins déjà mis au jour de nombreuses pépites, qui ont alimenté un premier grand projet dérivé de l'IMEP à vocation pédagogique : le spectacle "Racines", dont on peut encore entendre des extraits sur cette plateforme. Animé par les élèves de l'IMEP sous la supervision de Catherine Debu et Hélène Stuyckens, les professeurs de l'institut qui assurent les cours de Pédagogie musicale et Créativité musicale, ce spectacle original propose au public des chansons traditionnelles issues des collectages de Françoise Lempereur, dûment réarrangées et mises en scène pour l'occasion, à destination d'un public jeune.
Parmi le vaste répertoire abordé dans ce spectacle, une partie est
consacrée aux jeux accompagnés de chansons qui étaient pratiqués
autrefois dans les cours de récréation et dont seule une minorité ont
survécu jusqu'à aujourd'hui. L'expérience est si inspirante qu'elle
donne à Catherine Debu et Hélène Stuyckens l'envie de la prolonger par
un projet de recherche pédagogique directement mené sur le terrain, dans
les cours de récré, auprès du public cible de ces chansons, les enfants
de l'enseignement primaire.
"En immersion dans le bruit de la cour"
C'est ainsi que naît le projet, dès septembre 2019 : chaque semaine, des jeux chantés sont appris aux enfants d'une école de Salzinne, proche de l'Imep, par des étudiants en deuxième et troisième année en AESI (Agrégation de l'enseignement secondaire inférieur) ou en master en pédagogie. "On l'a fait une dizaine de fois, pendant le temps de midi", explique Hélène Stuyckens, "ce n'était pas comme un cours de musique, on était vraiment en immersion dans le bruit de la cour, avec les jeux de ballons qui venaient se mélanger à nos jeux". Les élèves sont libres de participer, d'arriver en cours d'activité, de repartir avant la fin ou de manquer une séance.
Deux étudiants de l'Imep apprennent les chants issus des collectages et
animent l'activité, tandis que deux autres remplissent le questionnaire
d'observation. Les enfants doivent également compléter un questionnaire.
"Il s’agissait de déterminer comment la transmission se passait,
quels enfants participaient, de quel âge ils étaient, s'il y avait un
mélange d’âges, quels jeux fonctionnaient le mieux, si les paroles se
transformaient, tout plein de choses", explique Hélène Stuyckens.
"C’était assez difficile pour nos élèves (de l'IMEP, NDLR) de s’adapter à ça : c’était assez remuant, ce n’étaient pas les conditions que l’on a l’habitude d’avoir. C’était vraiment un apprentissage plus informel, plus de bouche à oreille, évidemment, avec moins d’imitation, plus d’imprégnation. On chantait, on montrait, puis deux ou trois enfants essayaient, puis un autre qui s’ajoutait. Parfois, ils se les apprenaient entre eux. Il s’agissait un peu de tester des autres techniques d’apprentissage que quand on est prof en classe dans le silence".
Une seconde phase
Ensuite, le projet est passé dans sa seconde phase, toujours en cours
aujourd'hui. 5 jeux ont été choisis parmi ceux qui fonctionnaient le
mieux auprès des enfants. À l'aide d'une méthodologie plus précise
établie par Catherine Debu, ces 5 jeux ont été présentés à 3 ou 4
reprise dans le cadre plus formel d'un cours de musique. "Nous, en
tant que pédagogues musicaux, on a essayé d’observer de manière plus
fine, de prendre des notes, de voir comment les enfants s’appropriaient
les chansons, si y avait des choses qui se transformaient au cours des
semaines", précise Hélène Stuyckens.
Illustration de "Un perroquet", l'une des 5 chansons sélectionnées, réalisée par un enfant. © Catherine Debu
Les constatations sont à l'heure actuelle toujours à l'état de notes personnelles. Selon Hélène Stuyckens, "on
observe qu’il faut que les enfants aient automatisé une des deux
choses, les paroles des chansons ou le geste des jeux de balle ou de
mains, pour pouvoir faire les deux à la fois. Régulièrement, on se rend
compte que les enfants doivent choisir entre les deux : soit ils se
concentrent sur les paroles, donc le geste est un peu approximatif, soit
ils se concentrent sur le geste et les paroles sont approximatives." Un premier article (accessible au lien suivant)
a été rédigé pour la revue canadienne "Musique et Pédagogie" par les
deux enseignantes, en partenariat avec le professeur Jonathan Bolduc de
l'université Laval de la ville de Québec, qui parraine le projet. Il
prévoit lui aussi des expériences semblables dans son pays autour du
patrimoine musical local.
Mettre en place de nouveaux outils
Au-delà de son intérêt pour la recherche pédagogique à proprement parler, le projet "Jeux chantés" est voué à la création d'outils pédagogiques utilisables par des enseignants, tout en revalorisant les musiques traditionnelles de Wallonie. "Un de mes rôles dans ce projet", explique Catherine Debu, "c'est de recréer des jeux sur des comptines collectées, pour lesquelles on sent bien qu'il doit y avoir un jeu, mais dont on n'a pas la trace « écrite » ou « visuelle ». Alors il faut réinventer soit un jeu de mains, de corde, de balle, tout en adaptant parfois le texte ou la mélodie. Et puis, une fois le jeu testé et finalisé, en proposer une trace pédagogique".
Hélène Stuyckens, quant à elle, s'intéresse beaucoup au compétences
travaillées par les enfants dans le cadre de ces activités ludiques
complexes : "J'étudie les réflexes archaïques, des compétences
corporelles qu’on acquiert tous dans les premières années de vie et qui
ont un impact si elles ne sont pas bien intégrées." Les jeux traditionnels de cour de récréation mobilisent à la fois du chant et des jeux divers. "On voit tout l’intérêt de la multimodalité, tout ce qui est multitâche : la capacité à faire deux choses à la fois", détaille Hélène Stuyckens. "L'enfant
est capable de travailler plusieurs canaux sensoriels à la fois : le
kinesthésique (le corps, le geste), l’auditif (le son de la balle qui
rebondit et qui colle avec la pulsation de la chanson), le langagier
(avec des textes parfois un peu compliqués, des mots de vocabulaires
qu’ils ne connaissaient pas, des chansons souvent en vieux français avec
des mots qui ne sont plus très courants de nos jours) ou encore le
visuel, puisqu’il y a un travail de coordination oculomotrice : lancer
la balle, devoir la rattraper, la lancer à la bonne personne, pas trop
fort". Grâce aux données fournies, par le projet, l'enseignante invente de nouveaux jeux : "le
collectage des chansons m’est utile, mais par contre, je n’utilise pas
le jeu de base, mais je réinvente des jeux pour travailler à
l’intégration de ces réflexes archaïques".
Exemple de jeu de balle, avec "En revenant de Charleroi", l'une des cinq chansons sélectionnées dans le cadre de la seconde phase du projet.
Le projet "Jeux chantés" est appelé à se poursuivre dans les mois à venir. Une publication est prévue au terme de cette seconde étape. Catherine Debu donnera également une conférence au Canada à l'université Laval en novembre.