Saint Nicolas (1/2) : "Boucher, voudrais-tu me loger ?"

"Ils étaient trois petits enfants, Qui s’en allaient glaner aux champs." Ces quelques mots suffisent à nous évoquer la célèbre chanson relatant le fameux miracle de saint Nicolas. Et si cette chanson est arrivée jusqu’à nous, c’est suite à une riche tradition orale qui s’est perpétuée depuis le 11e siècle.

Melchior a aujourd'hui la chance de compter deux versions différentes de cette chanson dans la phonothèque :

  • La première est enregistrée le 15/09/1959 à Surice (province de Namur) par Maurice Vaisière dans le cadre d’une enquête de Musée de la Vie wallonne. Cette version est interprétée par une dame anonyme.
  • La seconde est enregistrée vers 1960 à Monceau-Imbrechies, également par Maurice Vaisière, lors d’une autre enquête du Musée de la Vie wallonne. L’interprète est Roland Vaisière.

A l’écoute de ces deux chansons, deux différences sautent directement aux oreilles : la mélodie et les textes ne sont pas les mêmes.
Repartons du début…

Naissance et construction d'une légende

Parmi les nombreux miracles attribués à saint Nicolas, celui des trois ressuscités apparait pour la première fois au 11e siècle dans des hymnes et des messes en latin. A l'origine, il s'agit de trois clercs qui deviendront, quelques siècles plus tard, les trois enfants bien connus. L'histoire est d'abord évoquée de manière peu précise, mais les personnages principaux de la légende y apparaissent déjà, à savoir : les trois clercs, un hôte et bien sûr, saint Nicolas. Le scénario présente le grand saint comme le sauveur des trois clercs, assassinés par leur hôte, qu’il ressuscite. Nous sommes environ 800 ans après la mort de l’évêque de Myre, et c’est la naissance d’une légende.
Au fil des siècles, cette légende va s’étoffer pour devenir celle que nous connaissons aujourd'hui. Nous voilà donc partis dans un véritable puzzle, où les pièces vont être assemblées tout au long de l’Histoire.

Retour en 1150, lorsque le trouvère Wace écrit un poème de 1563 vers sur la vie de saint Nicolas, où l’histoire des trois clercs assassinés est évoquée dans 14 de ces vers. Une première évolution est soulignée par rapport aux hymnes et messes du 11e siècle : le mobile du meurtre est le vol.

Quant à la femme de l’assassin, elle n’est pas encore évoquée dans les textes. C’est dans l’iconographie qu’on retrouve pour la première fois une présence féminine dans l’histoire du miracle, ce qui va nourrir ensuite l’évolution textuelle de la légende en plaçant la femme de l'hôte comme partie prenante du crime.

Des versions plus détaillées du récit commencent à pointer le bout de leur nez entre les 11e et 12e siècles, notamment dans des drames liturgiques, sans doute écrits et interprétés par des religieux dans des monastères (par exemple, le manuscrit d’Hildesheim).
Au 16e siècle, on évoque pour la première fois les enfants comme victimes du crime.

Publications

En 1582, tous ces éléments sont réunis dans une chanson publiée à Angers par Antoine Hernault dans Le recueil des vieux noelz composez en l'honneur de la Nativité de nostre Seigneur Iesus Christ ! & de la glorieuse Vierge Marie

Aux premiers éléments décrits ci-dessus, s'ajoutent : la temporalité des 7 ans, ainsi que la présence des parents, inquiets de ne pas voir revenir leurs enfants. Ce nouveau texte est associé pour la première fois à une mélodie (sans partition) mais accompagné de l’indication : sur l’air de Pange Lingua ou Tantum ergo. L'écoute de la ligne mélodique du chant grégorien, rappelle la version chantée par Roland Vaisière en 1959. Françoise Lempereur en parle dans son article Saint Nicolas, de l'histoire à la légende paru en 2009, ainsi que dans la notice du disque Anthologie du folklore wallon n°2 (CACEF, 1974). Le sujet de la légende de saint Nicolas aurait été la base de création d'un jeu médiéval, qui aurait lui-même inspiré cette version de la chanson. 

La légende va ensuite continuer à évoluer jusqu’au 19e siècle où le passage relatant le miracle des enfants ressuscités va se détacher des autres miracles propres à saint Nicolas, et devenir donc, un texte tout à fait indépendant. Notons qu’au 18e siècle, on observe deux versions de la chanson qui se différencient par le mobile du meurtre et par la présence ou non de la femme dans le scénario.

Ce qui nous amène à un nouveau texte publié par le poète Gérard de Nerval en 1842, qui va être la version la plus célèbre de la chanson. Son succès s’explique notamment par la notoriété du poète. C'est la toute première fois que l'incipit « Il étaient trois petits enfants,... » apparait. S’ensuivent d’autres versions dont celle de Nozot en 1857, collectée dans les Ardennes françaises dans le cadre de la célèbre Enquête Fortoul, qui se différencie de la version de Gérard de Nerval par plusieurs éléments :

D’une part, chez Nozot, le boucher renvoie d’abord les enfants chez eux. Puis, sa femme lui demande de les rappeler pour leur voler l'argent qu'ils possèdent.
Ensuite, chez Nozot, les enfants passent à table, et sont assassinés dans leur sommeil. Tandis que dans l'autre texte, le boucher passe directement à l'acte. La temporalité des sept ans est respectée dans les deux versions, mais Nozot présente saint Nicolas comme le père des enfants (figure parentale que l'on retrouve déjà en 1582).

Dans les deux textes du 19e, saint Nicolas demande à souper et refuse les mets proposés par le boucher car il souhaite le petit salé qui est depuis sept ans au saloir. Suite à cette demande, le boucher s’enfuit et saint Nicolas le retient.

Chez Nozot, la femme est toujours présente et ne sera pas pardonnée car saint Nicolas considère que tout est sa faute. La femme n’apparait pas dans la version de Gérard de Nerval, et saint Nicolas ressuscite directement les trois enfants.

Les deux chansons collectées par Maurice Vaisière sont un mélange de ces deux versions. On retrouve notamment la présence de la femme évoquée chez Nozot, et l’incipit « Il étaient trois petits enfants,... » de Gérard de Nerval dans les deux chansons.

"Il était trois petits enfants" - Gérard de Nerval (1842)

Il était trois petits enfants
Qui s'en allaient glaner aux champs,

S'en vont au soir chez un boucher.
- Boucher, voudrais-tu nous loger ?
- Entrez, entrez, petits enfants,
Il y a de la place assurément.

Ils n'étaient pas sitôt entrés
Que le boucher les a tués,
Les a coupés en petits morceaux,
Mis au saloir comme pourceaux.

Saint Nicolas au bout d'sept ans,
Saint Nicolas vint dans ce champ.
Il s'en alla chez le boucher :
- Boucher, voudrais-tu me loger ?

- Entrez, entrez, saint Nicolas,
Il y a d'la place, il n'en manque pas.
Il n'était pas sitôt entré,
Qu'il a demandé à souper.

- Voulez-vous un morceau d'jambon ?
- Je n'en veux pas, il n'est pas bon.
- Voulez-vous un morceau de veau ?
- Je n'en veux pas, il n'est pas beau !

Du p'tit salé, je veux avoir,
Qu'il y a sept ans qu'est dans l'saloir !
Quand le boucher entendit cela,
Hors de sa porte il s'enfuya.

- Boucher, boucher, ne t'enfuis pas,
Repens-toi, Dieu te pardonn'ra.
Saint Nicolas posa trois doigts
Dessus le bord de ce saloir :

Le premier dit : - J'ai bien dormi !
Le second dit : - Et moi aussi !
Et le troisième répondit :
- Je croyais être au paradis !


[Extrait de J.F. Mazet, Saint Nicolas, le boucher et les trois petits enfants. Biographie d'une légende, Paris, L'Harmattan, 2010, pp. 126-127.]


"Saint Nicolas avait trois enfants" - Nozot (version collectée dans les Ardennes françaises en 1857)

Saint Nicolas avait trois enfants
L'un petit et les autres grands.
Ils ont demandé le congé
D'aller jouer jusqu'à souper.

Ils sont allés et tant venus
Que le soleil on n'a plus vu
Ils sont allés chez un boucher
Pour y demander à loger.

Boucher, boucher, oh loge-nous,
Fais cela par pitié pour nous.
Allez, allez, mes beaux enfants,
Nous avons trop d'empêchements.

Sa femme qui était derrière lui
Bien vitement le conseillant :
Ils ont, dit-elle, de l'argent,
Nous en serons riches marchands.

Venez, venez mes beaux enfants,
Nous prendrons peine à vous loger.
A peine furent-ils entrés,
Qu'ils ont demandé à souper.

On les a fait fort bien souper
Aussi bien blanchement coucher.
Quand ce fut venu vers minuit
Prenant son couteau il parti.

Il les a pris, les a tués,
Dans un tonneau les a salés.
Quand c'est venu au bout de sept ans,
Voilà le père des trois enfants :

Boucher, boucher, oh ! loge-moi,
Si tu n'as pas trop d'embarras.
Venez, venez, saint Nicolas,
Nous prendrons peine à vous loger.

Mais à peine fût-il entré
Qu'il a demandé à souper.
On lui apporte du jambon
Il n'en veut pas, il n'est pas bon,

On lui apporte du rôti,
Il n'en veut pas, il n'est pas cuit,
On lui apporte du lapin,
Il n'en veut pas, il n'a pas faim.

Apportez-moi de ce salé
Qu'il y a sept ans que vous [avez].
Quand le boucher entendit cela,
Bien vitement il se sauva.

Boucher, boucher, ne t'enfuis pas,
Demande-moi pardon, tu l'auras,
Mais ta femme ne l'aura pas,
C'est elle qui t'a conseillé.

Elle sera pendue et brûlée,
Dessus la place du marché.
Saint Nicolas de ses trois doigts,
Ces trois enfants ressucita.

A dit saint Pierre : j'ai bien dormi,
A dit saint Jean : et moi aussi,
A ajouté le plus petit
Je croyais être en Paradis.


[Extrait de J.F. Mazet, Saint Nicolas, le boucher et les trois petits enfants. Biographie d'une légende, Paris, L'Harmattan, 2010, p. 128.]

L'évolution musicale

Après cette première indication mélodique du Pange lingua apparue au 16e siècle, il est ensuite difficile de savoir l’évolution exacte que cette mélodie a connue dans les milieux sociaux moins aisés -qui étaient les milieux dans lesquels on chantait le plus. Pour cause, un désintérêt des classes riches et intellectuelles pour ce qui se passait dans les « classes inférieures ». C’est n’est qu’au 19e siècle qu’un engouement certain pour les musiques « traditionnelles » va naitre, dans une démarche artistique et intellectuelle. Et c’est d’ailleurs à cette même période que la chanson de la légende de saint Nicolas commence à être adaptée pour les enfants, une évolution qui va perdurer jusqu’à nous.

C'est dans cette mouvance que Gérard de Nerval publie le texte en 1842, pour lequel il ne donne aucune indication mélodique. Mais suite à cette publication, des compositeurs vont s’en emparer et proposer diverses mélodies : citons Jean-Jacques-Joseph Debillemont en 1857 ou encore, Jules Massenet en 1880. Mais la mélodie la plus connue est celle d'Armand Gouzien, publiée en 1864. Il modifie quelque peu le texte de Gérard de Nerval, en proposant notamment les deux premières phrases « Il étaient trois petits enfants, qui s’en allaient glaner aux champs » comme refrain. Cette mélodie est celle chantée par la dame de Surice en 1959. Elle utilise également l'incipit des deux premières phrases du texte de Nerval comme refrain.

Deux chansons différentes donc, mais qui puisent leurs origines dans une même Histoire, une même légende, accompagnées d'une belle transmission orale, qui nous permet de connaitre ces chansons encore aujourd'hui.
Peut-être connaissiez-vous l'une de ces versions ? Peut-être en connaissez-vous d'autres ?
Si c'est le cas ou si vous avez des informations inédites à nous partager, n'hésitez pas à nous contacter.

Sources :

  • J.F. Mazet, Saint Nicolas, le boucher et les trois petits enfants. Biographie d'une légende, Paris, L'Harmattan, 2010.
  • F. Lempereur, Saint Nicolas, de l'histoire à la légende, Liège, 2009 (https://culture.uliege.be, consulté le 4/12/2023).
  • C. Flagel et F. Lempereur, Anthologie du folklore wallon n°2 : Fêtes de l'année / juillet à décembre, Namur, 1974 (face B, n°4).