Le charme discret de la crécelle

Encore présente aujourd'hui dans les imaginaires, la crécelle fait partie des traditions qui entouraient jadis la Semaine sainte. Stéphane Colin, collaborateur pédagogique au Musée des instruments de musique, nous en parle dans un parcours riche et vivant.

La crécelle ne fait pas de musique, elle fait du bruit. Ce n’est pas la même chose dit-on. Quelle différence ? Voyons le Petit Larousse édition 1922, fidèle compagnon de nos questionnements quotidiens. « Musique : n.f. art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille… » « Bruit : n.m. assemblage de sons divers, abstraction faite de toute harmonie… » De toute harmonie ? C’est donc ça : l’éternelle question de l’harmonie des sons ! Alors vue sous cet angle : non, la crécelle ce n’est pas harmonieux. Pourtant imaginez un clair matin d’avril. C’est le Vendredi saint. Un soleil pâle se lève sur les prés parés des premières fleurs. Tandis que le pépiement des moineaux résonne entre l’église et les hautes toitures de la ferme, un lointain écho apporte de temps à autre le meuglement des vaches qui attendent la traite dans l’étable. Tout est calme. C’est alors que, dans cette douce musique du printemps qui s’éveille, un cri jaillit. Ou plutôt des cris, des voix de garçons qui chantent à l’unisson. Ils s’en donnent à cœur joie : « À l’office du matin ! Au premier coup ! Au premier coup ! » Ils appellent à la prière, entrecoupant leur chant d’énergiques roulements de crécelle. Les voix s’approchent. Les voix s’éloignent. Le son des crécelles faiblit dans le lointain. Elles s’en vont annoncer l’angélus vers d’autres parties du bourg. Et bientôt revient le silence printanier.

Alors, ce n’est pas harmonieux ? Comme un tableau naïf aux couleurs vives et tranchées ? Certainement. Mais il faut s’y résoudre : la musicologie classe la crécelle dans les instruments « bruiteurs ». Nous dirons même qu’il s’agit de sons « paramusicaux ». C’est-à-dire des sons sciemment produits pour eux-mêmes (nous sommes donc dans un véritable choix sonore), mais sans souci d’harmonie ou de mélodie. Plus spécifiquement, de par ses grincements, la crécelle produit ce que l’on appelle des « sons d’effroi ». Effroi par rapport à quoi ? Bonne question. Il faudra pour y répondre nous plonger un instant dans la liturgie chrétienne.

Mais avant ça : qu’est-ce qu’une crécelle ?

De la crécelle et de ses usages

La crécelle est un instrument appartenant à la catégorie des idiophones, c’est-à-dire les instruments dont le corps lui-même produit le son, comme par exemple la cloche, les castagnettes ou encore le xylophone. Elle est constituée d’un manche surmonté d’un barillet denté (le rochet) et d’une lame de bois rotative (fig.1). En balançant le manche, la lame tourne et claque contre les dents du rochet. Il s’agit d’un instrument très ancien aux usages variés. Si elle est utilisée dans le cadre de la Semaine sainte, comme nous allons le développer ici, elle l’est aussi lors de la fête juive de Purim. Plus prosaïquement on la trouvera dans les stades de foot, et plus tragiquement dans les tranchées de la première guerre mondiale, où elle simule le bruit des mitrailleuses, faisant croire à un effectif plus puissant que la réalité. Elle y avertit aussi de l’arrivée des gaz. Profitons également de l’occasion pour faire un sort au mythe de la crécelle du lépreux médiéval. Tout d’abord les lépreux, tenus de garder la distance avec les autres habitants, toujours contre le vent, pouvaient signaler leur présence moins pour faire fuir que pour attirer les aumônes, et cela plutôt avec des claquoirs, planchettes de bois secouées et claquant l’une contre l’autre.

Cloches vs crécelles

Venons-en à présent à l’usage des crécelles dans la liturgie et paraliturgie de la Semaine sainte. Chaque année, trois jours avant Pâques, l’Eglise commémore la crucifixion, la mort et l’ensevelissement du Christ. C’est le Vendredi saint. Mais mort il est, mort il ne restera pas. Après trois jours passés aux enfers pour y sauver les âmes captives, Jésus ressuscite, parachevant ainsi le Salut de l’humanité. C’est cette résurrection que l’Eglise fête le jour de Pâques. Ainsi ces trois jours allant du Vendredi saint au dimanche de Pâques, de la mort à la Résurrection, sont des jours de deuil. La mort semble avoir le dernier mot, le mal et la violence semblent avoir eu raison de Dieu lui-même. Moment de terreur ! Qu’allons-nous devenir ?

Habituellement, les événements religieux importants sont annoncés par la cloche de l’église. Elle ponctue aussi le temps : la journée entière est rythmée par ses sonneries ou ses tintements. Or, il se fait que la cloche est un instrument véritablement sacré. Bénite, et même baptisée, elle possède comme le calice ou le ciboire une part de divin. Pour l’oreille du fidèle elle est véritablement la voix de Dieu. Si ce n’est pas le lieu ici de s’attarder sur la cloche et sa symbolique, cet aspect sacré de l’instrument suffira à comprendre qu’en une telle période de deuil il lui est difficile de chanter la gloire de Dieu et d’appeler les fidèles à la louange. Aussi les cloches se taisent. Depuis le « Gloria » de la messe du Jeudi saint, jusqu’au « Gloria » de la messe du Samedi saint, plus personne n’entendra leur voix. Elles sont tellement silencieuses qu’on se demande si elles sont encore là ! Seraient-elles vraiment parties à Rome ? À vérifier.

Silence soudain. Le son qui ponctuait le temps n’est plus. Dans un monde rural où cadrans et aiguilles sont un luxe, où l’heure est celle de la liturgie, la disparition soudaine de cette voix familière est plutôt angoissante. Comme une panne généralisée d’internet ! Comment connaître l’heure, le moment ? À quel instant sommes-nous ? Est-il temps de traire, de préparer le repas, d’aller à l’église ? Cette absence inquiétante annoncerait-elle la fin du monde ? Mais très vite le silence de l’une est comblé par l’autre. Pour ces trois journées de deuil, là où l’oreille est accoutumée au son clair de la cloche s’entend dorénavant le son grinçant des crécelles. Si la première est de bronze, que du haut du clocher elle plane entre ciel et terre, entre Dieu et les hommes, que ses sonorités longues balayent la campagne de leurs harmoniques, la seconde est faite de bois. Elle reste misérablement ancrée au niveau du sol et sa sonorité craquante et courte est sans timbre. L’instrument lui-même est généralement assez rugueux, fait de bois brut (fig.2), parfois (mais rarement) peint en noir en signe de deuil. Le plus souvent, il est d’une facture populaire et locale, sans aucun apparat. Encore une différence avec la cloche, issue du travail de fondeurs spécialisés, et souvent parée d’ornements et d’inscriptions. Oui, la crécelle est le contraire absolu de la cloche. Elle est une « anti-cloche », une « contre-cloche ». Cloche instrument de la vie divine. Crécelle instrument de la mort. Rien que ça. La Passion du Christ entraîne le silence du temps, faille dans laquelle s’engouffre le craquement sinistre du mal. Cloche vs crécelle ? Une histoire d’ombre et de lumière. Quelle joie lorsque, le Samedi saint, les cloches sonneront à nouveau à la volée ! La vie peut reprendre.

De la symbolique à la pratique

Sonner la crécelle était le fait soit des enfants de chœur (en tout cas lorsqu’elle est agitée dans l’église pour ponctuer la liturgie), soit des groupes de garçons. Selon la taille du village ou des quartiers, il se répartissaient par groupes les rues à parcourir, appelant avec leurs instruments à l’angélus et aux différents offices de la journée. Le Samedi saint, la messe finie et les cloches revenues, ils parcouraient encore une fois leur itinéraire pour récolter chez les habitants le salaire de leur travail : argent, friandises, et le plus souvent des œufs. Le lundi, le même groupe passait encore une fois dans les rues pour distribuer l’eau et le buis bénis. Les dons des villageois pouvaient se faire aussi à cette occasion, à la fois pour le crécellage et la distribution d’eau. Le partage des dons se faisait équitablement, même si des contestations pouvaient surgir, finissant parfois par quelques bousculades. Pas très chrétien tout ça ? Le monde de l’enfance a souvent ses propres lois.

Les livres sur la vie d’autrefois, en Wallonie comme ailleurs, sont remplis de témoignages et de souvenirs d’enfants de chœur ou de garçons crécelleurs. « Lorsque j’étais enfant », « Je me souviens dans ma jeunesse », « Autrefois, lors de la Semaine sainte », « Souvenirs d’un enfant de chœur crécelleur »,… Et de raconter des histoires qui finalement se ressemblent toujours un peu. C’est ce qui fait leur charme, mais aussi leur intérêt en tant que témoignage d’un monde révolu, immuable dans ses rites.

Des crécelles et… rien d’autre ?

Parler exclusivement des « crécelles de la Semaine sainte » n’est pas tout-à-fait correct. Il faudrait plutôt parler des « bruiteurs » de la Semaine sainte. Car si les crécelles à rochet sont les plus fréquentes, il existe aussi des systèmes de cylindres dentés actionnant une série de martelets claquant contre le bois. Parfois ce sont de simples planches de bois dotées de deux poignées métalliques mobiles. En secouant l’instrument, les poignées claquent contre la planche. De facture plus complexe que ces dernières, il existe des martelets de carême, petit marteau articulé frappant alternativement un côté ou l’autre d’une planchette tenue par un manche (fig.3). Enfin, d’énormes crécelles à marteaux produisant un fracas infernal sont destinées à jouer dans les clochers. Ce type d’instrument est cependant peu fréquent, surtout dans nos régions. Mais tout ce qui fait du bruit est bienvenu. Les typologies sont variées, tout comme les noms attribués aux instruments. Rien qu’en Wallonie on trouvera des termes aussi divers que Carackète, cratchot, crin-nète, rèkèkèk, tarata, ratata, tartèle, … Presque tous sont des onomatopées.

Comme nous l’avons déjà signalé, ces instruments étaient généralement de facture artisanale. Beaucoup d’enfants possédaient leur propre crécelle, fabriquée par le père, le grand-père… se transmettant de génération en génération. De nombreuses familles les possèdent encore, et elles sont souvent un objet de fierté patrimoniale même si plus utilisées. « C’est mon grand-père qui l’a construite ! » Dans les sacristies, on trouve parfois des crécelles de facture manifestement plus « industrielle ». Il serait intéressant de retracer leur provenance. Peut-être étaient-elles vendues par les firmes de fourniture d’objets liturgiques ? Un sondage rapide dans quelques catalogues de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle n’a cependant rien donné. Il y a là une petite investigation à mener.

En Wallonie, la tradition de la crécelle a pratiquement disparu. Quelques rares villages la pratiquent encore vaille que vaille. C’est peu de choses au regard de ce qui existait encore dans les années 1970. La vie moderne n’est pas tendre avec les anciennes pratiques sociales. Plus encore quand elles sont religieuses. Souvent, lorsque la tradition persiste (ou renaît), elle est le fait d’une personne qui incite les enfants à la pratiquer. Si la relève n’est pas assurée, la disparition de cette personne entraînera aussi souvent la fin de la pratique. Par contre, il est remarquable de constater qu’à deux pas de chez nous, au Grand-Duché de Luxembourg par exemple ou encore dans l’Est de la France, ces traditions restent vivaces, parfois même pratiquées par des adultes.

Comment dites-vous? Cela donne des idées ? Mais c’est parfait ! Vite à vos crécelles !

Pour aller plus loin...

En 2017, le Musée des instruments de musique publiait un documentaire sur les crécelles de la Semaine sainte à Rossart (réalisation: Stéphane Colin / Mathieu Thonon) :

Bibliographie :

  • Collaer, P., La musique populaire traditionnelle en Belgique, Académie Royale de Belgique, Mémoires de la classe des Beaux-Arts, T.XIV, fascicule 1a, Bruxelles, Palais des Académies, 1974, pp.187-190.

  • De Hen, Ferd.J., « Folks instruments of Belgium”, Part I, dans The Galpin society journal, XXV, 1972, p. 99-103.

  • A. Gabriel, « Crécelles et claque-bois : contre cloches ? », dans Instruments de fortune… Lutherie populaire, éd.Famdt, coll. Modal, [1998], p. 86-95.

  • J.M. Remouchamps et J.Haust, « Les crécelles de la semaine sainte/Les noms des crécelles et marteaux », dans Enquêtes du Musée de la Vie wallonne, T.II, 4e année, nos 15 et 16, juillet-décembre 1927, p. 65-79.

Autres vidéos :